mardi 12 septembre 2017

Nécromancie

Jean-Jacques Schuhl, Entrée des fantômes





"Je te propose de jouer le rôle du chirurgien dans Les Mains d'Orlac", avec ces mots, prononcés un soir de pluie dans un restaurant chinois, Raoul Ruiz ouvre la porte, malgré lui, aux fantômes de Jean-Jacques Schuhl.
Pourquoi Ruiz s'est-il approché de sa table, et lui a lancé, non une demande ou une proposition, mais un oracle, une imprécation : tu joueras le rôle du chirurgien dans les mains d'Orlac ! Ruiz est alors comme la femme-chat, Elisabeth Russell, qui s'approche de la table d'Irena et l'appelle Moia sestra, ma sœur.
Quel conte de terreur, Ruiz a-t-il vu en lui ?
Schuhl ou plutôt Charles, son alter-ego, pense d'abord que sa claudication lui donne un faux air expressionniste, ravivant chez Ruiz le souvenir d'un Herr Doktor contrefait. Peut-être. Ruiz est en effet un grand amateur de séries B hallucinées comme le Chat noir d'Ulmer qui fait partie avec Mad Love et Freaks des trois films-cultes du fantastique années 30.
Ruiz, en une phrase a greffé un autre corps à Schuhl (étrange homophonie avec Choule, la première locataire de Polanski) : une créature difforme, malfaisante, qu'il appelle un moment Glou (pour Gloucester), surnom grotesque et un peu effrayant
Possédé par son double, Charles va errer dans la nuit. Non comme Gogol, le chirurgien de Mad Love mais comme Conrad Veit, Orlac dans la version de Robert Wiene, qui marche dans les ténèbres, les bras tendus tel un somnambule, comme tiré par ses mains fantômes.




Schuhl feint de ne pas s'en souvenir, mais c'est lui-même, le premier, qui a évoqué Les Mains d'Orlac dans Ingrid Caven, décrivant les doigts de Jay, le pianiste du Grand Hôtel Et Des Palmes : " On les eût dit greffés à un corps d'athlète, à l'inverse des Mains d'Orlac, le film avec Peter Lorre, où on coud à un délicat pianiste de concert qui a perdu ses mains dans un accident de train, celles, trop robustes d'un assassin guillotiné le jour même."
Ruiz est un gothique tropical, un médium comme les personnages des Mains d'Orlac, le roman original de Maurice Renard. Il y a, dans le roman, un mannequin spirite, nommé Oscar, et qui prend vie sous le beau nom de Spectrophélès. Les sortilèges du mannequin animé rappellent ce cauchemar de dandy qui revient à la mémoire de Schuhl : que ses vêtements acquièrent une vie propre et finissent par le remplacer. Il y a aussi ce double négatif et phosphorescent créé par la radiographie.
Voyons ce qu'écrit Schuhl à propos des rayons X : "X du porno, j'ai songé, et X de l'inconnu et du mystère".
Et Maurice Renard : "La bande infrarouge ! Une association de brigands… Mais quels brigands ? Terrestres, humains ?… Infrarouge, exactement, qu’est-ce que ça veut dire ? Infrarouge, ultraviolet, lumière invisible, rayons X… (Ah ! rayons X ! X, comme les couteaux !) En somme, la bande infrarouge, cela signifierait : bandits traversant les solides, opaques ou transparents ? "
Schuhl, lui-aussi, suit le fil des associations criminelles, obscures et souterraines. Et dans la nuit, c'est une chanson qu'il nous fait entendre, la plus terrible des chansons, la plus cruelle et la plus lucide.
Repartons de l'origine : Mad Love de Karl Freund. A la différence de la version de Robert Wiene, Orlac n'a chez Freund qu'un rôle secondaire. Le vrai sujet du film est l'amour fou du Dr Gogol pour la femme du pianiste, Yvonne, une actrice du Grand guignol appelé ici Théâtre des Horreurs. Gogol rachète au théâtre, la statue en cire de l'actrice pour laquelle il joue de l'orgue. Dans l'appartement du chirurgien où elle s'est introduite pour innocenter son mari, Yvonne prend la place de la statue. Mais de sa joue, égratignée par les griffes du perroquet blanc de Gogol, perlent des gouttes de sang. Gogol croit la statue revenue à la vie et sombre dans la démence. Tu es vivante Galatée, lui dit-il, se prenant pour Pygmalion.
Alors qu'il étreint Yvonne, Gogol entend une voix murmurer les vers d'Oscar Wilde :
"Each man kills the thing he loves"





C'est elle, la chanson criminelle, qui fait superposer à Ruiz la figure de Gogol sur celle de Schuhl ; fil d'Ariane entre Mad Love, Fassbinder, Ingrid Caven et Jean-Jacques Schuhl.
J'ai toujours trouvé que Fassbinder avait modelé le déplaisant et doucereux Kurt Raab sur Peter Lorre, en particulier dans Tenderness of the Wolves d'Ulli Lommel (non réalisé par RWF mais sous forte influence) où il s'inspire autant de M. (le monstre hantant la république de Weimar) que de l'allure du Dr. Gogol.
Le poème de Wilde est quant à lui mis en musique par Peer Raben et chanté par Jeanne Moreau dans Querelle. Ingrid Caven en donne en 1996 sa propre version dans l'album Chambre 1050, dont la plupart des chansons sont écrites par Schuhl et mises en musique par Raben. Faut-il y voir, de la part de Caven, une volonté de réappropriation d'une chanson et d'un rôle qu'elle aurait dû se voir attribué ? On sait la jalousie féroce des "femmes" de Fassbinder entre elles.
Quatre ans plus tard dans Ingrid Caven, non content d'évoquer Les Mains d'Orlac, Schuhl cite le poème.
"C'était bien lui (RWF), non, qui était allé trouver ce poème chez Oscar Wilde et le faisait chanter à Jeanne Moreau en tenancière de bordel dans Querelle de Brest, le film, son dernier, sur un air de bastringue, une charmante ritournelle (...).
Le trio Orlac/Yvonne/Gogol apparaît bien dans Ingrid Caven sous la forme Schuhl/Caven/RWF, bien qu'on ne puisse pas dire qui, de Schuhl ou de RWF, endosserait les rôles du pianiste ou du chirurgien. On peut bien sûr imaginer RWF en Gogol, aussi monstrueux que Peter Lorre sur la fin de sa vie, voyant Caven, sa création, lui échapper ; projetant même d'envoyer ses gouapes dont Günter Kaufmann, le soldat américain, l'enlever à Paris. Pourtant, c'est bien Schuhl qui devient Pygmalion et se réapproprie la figure aimée en la transformant non en statue mais en livre. La statue reproduisait les traits d'Yvonne Orlac jusqu’à dépasser la mimésis pour atteindre l'incarnation, le roman se nomme Ingrid Caven.












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