jeudi 27 mai 2021

Des cauchemars jaune sang

Ce texte est paru dans Les Cahiers du cinéma n°729 (janvier 2017) sous le titre Une histoire secrète du giallo. Il s’intéressait principalement aux films inédits. Son titre n’a plus vraiment de sens maintenant qu’un grand nombre des films cités ont bénéficié d'une édition française. Je l'ai donc révisé en indiquant le nom des éditeurs. Les titres en italien indiquent en général un film encore inédit.  


Dans Les Frissons de l’angoisse, Dario Argento fait dire à David Hemmings : « Le Jazz ne doit pas être trop précis, trop formel. N’oubliez pas qu’il est né dans les bordels. » Il parle bien entendu ici du giallo : un genre savant et raffiné mais aussi racoleur, entre Antonioni et la bande dessinée érotique la plus vulgaire. C’est ce mélange de sensations esthétiques fortes et d’autres moins avouables qui rend grisante la quête de ces objets fascinants dans des éditions DVD étrangères ou sur des réseaux où circulent encore d'antiques rippes de VHS. Le travail des éditeurs français Neo Publishing, Le Chat qui fume, Artus et The Ecstasy of films a permis la (re)découverte de pépites jusqu’alors exclues des histoires officielles du cinéma italien. De la même façon qu’il est désormais impossible de limiter le western italien à Sergio Leone en oubliant Sergio Corbucci (Django) et Sergio Solima (Le dernier face à face), la découverte du Venin de la peur et bientôt de La longue nuit de l’exorcisme (tous deux chez Le Chat qui fume) permet par exemple de replacer Lucio Fulci dans un genre autrefois dominé par Dario Argento.



La carrière de Pupi Avati, le cinéaste académique oublié d’Histoires de garçons et de filles, prend une toute autre dimension à l’aune de son incroyable La Maison aux fenêtres qui rient (1976, ne bénéficiant que d’une édition au rabais et en VF) navigant entre giallo, fantastique et humour grotesque. Cette œuvres folle où les prêtres sont à la fois des hommes et des femmes pourrait briser l’image d’un genre bien souvent réduit à ses assassins gantés, virtuoses du rasoir, et sa psychopathia sexualis. Cette exploration permet aussi de mesurer combien, à l’insu des cinéphiles des années 70, l’influence du giallo dépassa ses frontières. Les rendez-vous de Satan (Perché quelle strane gocce di sangue sul corpo di Jennifer ? 1972, Le Chat qui fume) de Giuliano Carnimeo est une imitation des films de Sergio Martino produite par le frère de ce dernier, pourtant ce giallo de série contient l’origine, presque au plan près, du meurtre dans l’ascenseur de Pulsions de Brian de Palma. 



Mille machinations

A l’intérieur même du genre certains cinéastes méritent d’être réévalués, comme Umberto Lenzi surtout connu pour ses films de cannibales des années 70 jouant sur la surenchère misogyne (Cannibal Ferox) ou poliziotteschi exploitant le désir sécuritaire des années de plombs (Brigade Spéciale). Cette image opportuniste pourrait être nuancée par l’édition de ses « giallos machinations » inédits en DVD/BR comme Orgasmo (1969) et Paranoïa (1970). 


Si Bava invente le genre avec La Fille qui en savait trop (1963) et Six femmes pour l’assassin (1964), il ne crée pas pour autant un filone dans la production italienne occupée par un autre opéra de mort : le western. 




Il faut attendre Il dolce corpo di Deborah (1968) de Romolo Guerrieri réunissant Caroll Baker et Jean Sorel, pour que débute la première série à succès dans laquelle va s’inscrire Lenzi avec ces thrillers frivoles où se croisent inquiétants playboys sirotant leurs cocktails, héritières au cœur fragiles et maîtres-chanteurs chuchotant au téléphone. Dans cette commedia dell'arte criminelle, victimes et manipulateurs, échangent leurs masques dans des successions frénétiques de twists. On peut aimer ces intrigues cousues de fil blanc comme du pop art trivial, un croisement entre les fotonovelle et les vignettes de Roy Lichtenstein. A quoi tient le plaisir du giallo ? C’est lorsque dans le générique en négatif couleur de Paranoïa, l’œil de Caroll Baker se place au centre du « O » du titre.




 Ce sont aussi les premières minutes de Le Couteau de glace (1972, Le Chat qui fume), le plus beau rôle qu’il ait offert à l’actrice, lorsqu’elle pousse un cri muet au passage d’un train dans une gare baignée de brume hivernale. Dans ces fulgurances réside l’énigme du genre : pourquoi des cinéastes commerciaux se sont soudains convertis au formalisme comme en une nouvelle religion ? On n’imagine pas chez nous Bernard Borderie ou André Hunnebelle multiplier les surimpressions, les plans macro d’œil ou de lèvres ou oser des montages expérimentaux.

*Note 2021, la vision des films très inventifs, pops et psychédéliques de George Lautner comme Galia (1966) ou La Route de Salina (1970), m'invite à réviser légèrement mon jugement. Il est l'équivalent français, mais reste un cas assez isolé, des cinéastes italiens entre artisanat et formalisme.



Dans cette veine ultrapop se trouve l’incunable Salvare la faccia (1969) de Rossano Brazzi rendant explicite les liens entre giallo et comédie italienne. Envoyée à l’asile par son père, directeur d’usine pour « sauver la face », une jeune fille se venge des « monstres » d’une petite ville de province : élus, religieux et industriels. Porté par un thème irrésistible de Benedetto Ghiglia, Brazzi multiplie à l’infini les portraits d’Adrienne La Russa (la Beatrice Cenci de Liens d’amour et de sang de Lucio Fulci) et transforme son thriller en vrai film d’amour fou. Que Brazzi interprète le père du personnage rend d’autant plus malicieux ce giallo féministe qui rend enfin justice aux héritières persécutés des films de Lenzi. 



Autre giallo machination « alternatif », Perversion Story de Fulci (1969, Le Chat qui fume) dont on préférera le titre original Una Sull altra. Dans cette variation sur Vertigo tournée à San Francisco, l’inévitable Jean Sorel est la victime d’un complot orchestré par sa femme, brune frigide se dédoublant en strip-teaseuse blonde. La passion formelle de Fulci éclate lors de superbes split-screens inspirés de L’Etrangleur de Boston de Fleischer, dont un, écarlate et extatique, qui fractionne la figure de la femme fatale. 


L’apparition du cadavre décomposé de l’épouse morte, dévoile l’autre face de la nécrophilie romantique de Vertigo et annonce également Brian De Palma. Fulci fait remonter à la surface ce qui couvait dans les thrillers un peu dérisoires d’Umberto Lenzi : la décomposition de la bourgeoisie qui deviendra manifeste lors des années de plombs. 



Même si les giallos machinations perdurèrent jusqu’au milieu des années 70, on peut considérer que Perversion Story porte leur logique à son terme en conduisant le héros jusqu’à la chaise électrique. 

Un cinéma cruel

Le giallo se serait probablement éteint si Dario Argento ne l’avait complètement réinventé avec L’Oiseau au plumage de cristal (1970). Dans ce qui est réalité un « néo » giallo, il reprend la figure délaissée du tueur sans visage de Six femmes pour l’assassin mais débarrasse le genre de ses restes gothiques et du folklore superficiel des giallos machinations. Cette Italie de verre et de béton, quadrillée par une police qui tente d’en contenir les pulsions sauvages, est celle des faits divers, du monstre de Florence et des exécutions des juges par la mafia. 


Une nouvelle vague nait du film d’Argento dont font partie Journée noire pour le bélier (1971) de Luigi Bazzoni (édité par Le Chat qui fume) et le mythique La tarantola dal ventre nero (1971) de Paolo Cavara, toujours pas réédité en France. Cavara est l’un des signataires avec Jacopetti et Prosperi du documentaire à sensation Mondo Cane (1962). Cela explique sans doute cette vision très noire d’un monde peuplé de prédateurs vicieux où la pureté n’existe pas.




Cavara exploite la part maudite du genre : le sadisme exercé sur les femmes, poupées anonymes dont la chair est complaisamment exhibée avant d’être tailladée. Si l’inédit Sette scialli di seta gialla (Sergio Graziani, 1972) avec son aveugle « témoin auditif », son chat aux griffes trempés dans du poison et sa sorcière à la capeline blanche demeure séduisant, que dire de cette scène où les seins d’une actrice sont tailladés ? 



S’il ne mutile pas ou n’ébouillante pas les visages, c’est directement dans le vagin qu’un tueur plante son couteau comme dans Mais qu’avez-vous fait à Solange (1972, Néo Publishing) de Massimo Dallamano. Le giallo peut ainsi se voir comme le fantasme d’un gynécide où l’observation de femmes au foyer perverses, de lesbiennes et très souvent de prostituées (au fond la figure qui les résume toutes) se poursuit par la jouissance de leur châtiment. 


Dans Cinema Hermetica, Pacôme Thiellement suppose qu’à travers ses meurtres de femmes le giallo reproduit à l’infini un sacrifice originel. On pourrait dire de même du tueur sans visage qui perpétue le bourreau cagoulé des films de sorcières comme Le Masque du démon de Bava. 

Une mise en scène du vide

La Morte non ha sesso (A Black Veil for Lisa, 1968) de Massimo Dallamano est un film de machination mais débute avec un personnage « déguisé » en tueur de giallo avec imperméable et chapeau. Comme s’il s’était évaporé une fois son crime accompli, il abandonne sa défroque à côté du cadavre de sa victime. 



Le début de Gli occhi freddi della paura (1971) d’Enzo Castelari présente une agression typique de giallo avec fille blonde en déshabillé, gants noirs et rasoir mais dévoile qu’il s’agit d’un spectacle de cabaret érotique. Les réalisateurs ont conscience du caractère rituel et théâtral du genre et du peu de réalité concrète des tueurs qui n’existent que par leurs fétiches. Celui de La tarantola dal ventre nero paralyse ses victimes en leur plantant une aiguille dans la nuque avant de les éventrer. Elles sont une dernière variation des mannequins de couture de l'atelier de Six femmes pour l'assassin.



Scènes sanglantes de la vie conjugale

Il y a dans le giallo une mélancolie qui est celle du gâchis sanglant après la profanation des sentiments et des corps. Dans Quatre mouches de velours gris (1971) Argento exécute mille détours pour arriver à l’ultime confrontation d’un couple qui se déteste dans un appartement glacial. Le domicile conjugal est aussi le lieu où se déchire le les époux de Il tuo vizio è una stanza chiusa e solo io ne ho la chiave (1973). Ce titre génial, Ton vice est une chambre close dont moi seul ai la clé, apparaît une première fois dans L’Etrange vice de Madame Ward (1971), sur un bouquet que reçoit Edwige Fenech. Il s’agit du dernier grand giallo inédit de Sergio Martino. Fenech n’y tient qu’un rôle secondaire, Anita Strindberg (Le venin de la peur, Qui l’a vue mourir ?) interprétant cette fois l’héroïne persécuté par son mari. La folie du titre cache une réalité plus amère : ce couple usé, autour duquel périssent amants et maîtresses, garde chacun l’autre prisonnier de sa haine. A travers les visages marqués de Strindberg et Luigi Pistilli, c’est comme l’image du temps qui aurait érodé les films de machinations pop d’Umberto Lenzi. Les cocktails ont perdu leurs couleurs acidulées, remplacés par l’infâme mélange d’alcool que Pistilli fait boire à sa femme lors d’une séance d’humiliation. 



Sous la soutane... la folie
A la froideur médicale de l’araignée humaine aux gants de chirurgien de La tarantola dal ventre nero répond la sensibilité à fleur de peau du policier interprété par Giancarlo Gianini. Hors de tout cliché, c’est un petit homme fragile qui après son enquête trouve un refuge dans son appartement avec sa fiancée et son chat. Il est le seul qui pleure les femmes assassinées et lutte contre le venin qui s’infiltre dans la cité. Après avoir vu le mal pénétrer son foyer, le générique le laisse au cœur de la foule, dans un monde qu’il sait désormais corrompu et qu’aucun vaccin, fut-il policier, ne peut sauver. 

Le giallo suit la piste du mal jusqu’à débusquer ses formes religieuses et archaïques persistant à la campagne ou dans des villes déliquescentes comme Venise. Dans Terreur sur la lagune (1978, Le Chat qui fume), Qui l’a vue mourir ? (Ecstasy of films), La maison aux fenêtres qui rient et La Longue nuit de l’exorcisme (1972, Le chat qui fume), il n’y a qu’un pas entre l’imperméable noir du tueur et la soutane du prêtre. L'arma, l'ora, il movente (1972) l’unique film de Francesco Mazzei navigue dans les mêmes eaux bénites et troubles mais cette fois, c’est un curé jeune et blond qui est assassiné. D’un monde torturé par le désir, Mazzei donne une image saisissante avec ces nonnes se flagellant dans les ténèbres et poussant évidemment des râles de plaisir. En une sidérante conclusion, le policier trouve la clé de l’énigme dans l’église où est célébré son propre mariage. 



Trois diamants noirs

L’un des plaisirs du giallo est celui de la série, de l’obsession et du fétiche : variations infinis sur les armes blanches, les visages de femmes aux yeux écarquillés par la terreur, les ritournelles enfantines, les animaux et les enfants pervers. Pourtant, l’amateur est aussi motivé par la recherche de l’œuvre unique, du diamant noir qui tout en restant un giallo échappe à toutes les catégories. C’est le cas de Rite d’amour et de mort (Amore e morte nel giardino degli dei, 1972, Le Chat qui fume), l’unique film de  Sauro Scavolini, le frère de Romano Scavolini (Exorcisme tragique, Le Chat qui fume). Cette histoire d’un amour incestueux et meurtrier est reconstituée à travers les confessions sur bande magnétiques qu’écoute un vieux professeur d’ornithologie. 


Sans que l’on sache s’il s’agit de fantasmes ou de la réalité, le jardin entourant une demeure aristocratique à l’abandon devient un jardin d’Eden souillé par le sang et la folie. Lyrique, surréaliste (on n’oubliera pas l’apparition d’un chien dévorant des morceaux de viande suspects), il offre aussi à Erika Blanc (Opération peur) le rôle que méritait cette actrice hypnotisante. 

D’une même nature inclassable est Le Parfum de la femme en noir (1974, Artus) de Francesco Barilli qui emprunte davantage à Lewis Caroll qu’à Gaston Leroux. 



Ni dame en noir ni parfum mais une jeune femme (Mimsy Farmer) habillée de blanc qui déambule sans fin dans une maison art-deco, qui est peut-être celle du giallo lui-même : un labyrinthe dont les portes ouvrent sur des couloirs qui donnent sur des jardins qui abritent des maisons en ruine où des meurtres oubliés ont été commis. La musique de Nicola Piovani (La Chambre du fils) retrouvant les accents du Casanova de Nino Rota, les couleurs vénéneuse de conte de fée quatre ans avant Suspiria, et la présence de la fascinante Mimsy Farmer affirment combien ce genre ne fut pas qu’un simple avatar cinématographique de romans de gare.

Autre portrait de femme égarée, Le Orme de Luigi Bazzoni s’ouvre sur un meurtre impossible : un cosmonaute abandonné sur la Lune regarde son vaisseau spatial regagner la terre. C’est le cauchemar récurrent d’Alice Campos, une traductrice dont trois jours de la vie se sont évaporés. A partir de quelques indices abandonnés dans son appartement (une boucle d’oreille, une robe jaune et une photographie déchirée), elle se rend dans un hôtel sur l’île turque de Garma à la poursuite de son double. Auteur rare, Bazzoni n’a réalisé que cinq longs métrages : les westerns L'Homme, l'Orgueil et la Vengeance et Le gang des frères Blue, et trois giallos dont l’expérimental La Donna del lago en 1965, Journée noire pour le bélier (édité par Le Chat qui fume) en 1972 et Le Orme. Divagant entre une Rome déserte et un hôtel à la morte saison, Le Orme est un giallo neurasthénique sans meurtre baroque ni sexualité malsaine. Abandonnant la luxuriance de Journée noire pour le bélier, Vittorio Storaro montre combien la photographie des giallos relève d’un travail psychique : l’héroïne achève son aventure lorsque la plage de Garma se confond avec le sol lunaire. A l’instar de Rite d’amour et de mort  et Le Parfum de la femme en noir, Le Orme offre également son plus beau rôle à une actrice du genre : Florinda Bolkan (Le Venin de la peur) dont le physique austère rappelle ici Alida Valli et Ingrid Thulin.  



Nul doute que le travail des éditeurs indépendants va se poursuivre et permettre la juste reconnaissance de ce continent caché. Il sera alors temps d’écrire une histoire officielle du giallo et de reconnaître sa place centrale dans le cinéma des années 70.


samedi 3 août 2019

Je serai une putain du rock ‘n’ roll pour toi



Le plus beau dans le Ziggy Stardust -The Motion Picture de D.A. Pennebaker, ce n’est pas seulement Bowie qui de station en station construit la légende de Ziggy, mais son contrechamp : ces jeunes filles dont Pennebaker saisit le visage dans la pénombre, entre deux flashs de stroboscope.
Bouleversées, en larmes ou en extase, elles inventent des chorégraphies secrètes pour Lui et pour Lui seul.  A l’étrangeté de Ziggy, que la maigreur rend presque immatériel, Pennebaker tente de saisir une autre étrangeté, celle des adolescentes et ce qu’elles livrent en cet instant. Ce qu’elles nourrissent dans l’intimité de leurs chambres, elles l’exposent ici, sans fard, répondant aux moindres œillades, aux moindres coups de reins de Ziggy. "Je serai une putain du rock ‘n’ roll pour toi". On ne peut pas rêver plus tendre déclaration d’amour.
C’est le dernier concert de Ziggy, filmé ce fameux soir du 3 juillet 73 à l’Hammersmith Odéon de Londres. Pennebaker capte l’incandescence de Bowie, telle que jamais il ne la retrouvera, comme il attrape au vol,  sur quelques photogrammes, ces fugitifs et précieux instantanés d’adolescence.


jeudi 25 avril 2019

Vampire’s Bazaar




A la mort de Lauren Bacall en aout 2015, alors que ses photographies envahissaient Internet, une image insolite fit son apparition : la couverture de Harpers Bazaar de mars 1943 par Louise Dahl-Wolfe titrée « Spring Fashion ». Mode de printemps ? Mais de quelle mode étrange s’agit-il ? 
On voit Bacall âgée de 19 ans, habits noirs, foulard blanc imitant un jabot et sac à main rouge, poser devant la vitre martelée d’un bureau de don du sang. Son visage légèrement éclairé par en dessous, ses lèvres fines et écarlates et le col relevé de sa veste formant deux pointes ne laissent aucun doute. Elle interprète bien un vampire rodant autour des cabinets médicaux mais sans doute arrêté dans sa quête par la croix rouge peinte sur la vitre. On ne sait si le symbole protège la réserve de sang ou l’infirmière à la forme blanche estompée par la vitre trouble. 
Pendant les années 40, les femmes fatales du film noir comme Veronika Lake, Gene Tierney ou Joan Bennett flirtaient avec un certain vampire chic. Les capelines, les lunettes de soleil, les voilettes et les fleurs maladives, dahlias noirs ou gardénias bleus, étaient dans l’air du temps. Cependant, la couverture de Harpers Bazaar est déjà légèrement parodique, devançant de quelques années les EC Comics qui allaient lâcher goules et loups-garous dans l’Amérique d’Eisenhower.  
Bacall se tient exactement entre deux mondes : le noir et blanc et la couleur. La tonalité générale de la photographie est sépia, les seules taches chromatiques sont le rouge de la bouche, de la croix et du sac. La délicate luminescence qui nimbe son visage relève encore de l’aura, cette clarté intérieure, ontologique à la star classique. Les taches de couleur rouge annoncent en revanche ce qui deviendra l’énergie du vampire lors des décennies suivantes. Il s’agit d’exciter chez les lectrices la pulsion d’achat et un désir mimétique d’absorber le pouvoir de séduction de l’actrice. 
Que le vampire devienne une figure de l’élégance mais aussi de la consommation est une prémonition de son devenir. Saisissant l’esprit des années 80, Tony Scott plongera ses Prédateurs dans l’esthétique publicitaire et en fera des figures de l’euphorie capitaliste et de la combustion des plaisirs. 

lundi 30 avril 2018

la femme cauchemar



Dementia (1955) de John Parker, film complètement muet d’une cinquantaine de minutes, est une dérive mentale féminine dans la lignée de Blue Gardenia de Lang, de Carnival of Souls de Herk Harvey ou du Silence de Bergman. Dans un Los Angeles nocturne, une jeune femme assassine en état de transe, revivant ses traumas en spasmes surréalistes. Dementia est un film noir poisseux, dans une ville cauchemar que l’on imagine encore hantée par les assassins du Dahlia Noir. Expressionnisme relocalisé à l’ouest des USA, ombres suffocantes dévorant les personnages, gros plans fiévreux de visages... Dementia anticipe de trois ans La Soif du mal de Welles et en pose déjà les bases esthétiques*. On trouve même un sosie de Welles, Bruno VeSota en bourgeois adipeux. 


Autour de Dementia aurait très bien pu se bâtir la légende de Welles tournant en indépendant une petite production d’horreur underground. La vérité est différente mais pas moins mystérieuse : Stéphane Bourgoin dans l’édition DVD Bach film nous apprend que John Parker était le fils d’un exploitant de salle. Son unique film serait inspiré d’un rêve de son assistante, Adrienne Barrett, qui par ailleurs interprète le rôle principal (curieusement nommé The Gamin).
Dementia est empreint de désespérance et de fatalité. Un journal, porté par le vent, ne cesse de mettre devant les yeux de la jeune femme ses gros titres, comme un sinistre oracle : meurtre mystérieux au couteau. Ce mauvais sort, The Gamin ne cesse de le fuir, tout en ne pouvant échapper à son inexorable aimantation. L’errance dans les rues, le racolage de l’homme riche, son meurtre, la main coupée crispée sur un médaillon, le club de jazz...  Tout est à venir et déjà accompli. Au terme de sa fugue elle reprend sa place initiale, dans une chambre sordide, et le cycle est prêt à recommencer.
Ce manège infernal trouve son origine dans un trauma enfantin. Sa révélation est la scène la plus étonnante de Dementia. La jeune femme est guidée à travers un cimetière brumeux par un homme sans visage. 


 Sur les pierres tombales ne sont gravés que les mots Father et Mother. Dans le cimetière lui-même apparaissent le mobilier d’un salon et les fantômes des parents. Le père est un tyran domestique, alcoolique, terrorisant sa femme et sa fille. Sans doute, à moins qu’il ne s’agisse d’un désir non formulé, la jeune femme a poignardé son père qui venait d'assassiner sa mère.
Les morts-vivants les plus terrifiants sont ceux des mauvais souvenirs d’enfance.





*  La magnifique photographie est d’ailleurs l’œuvre de William C. Thompson qui éclaira les films mythiques d’Ed Wood.

dimanche 4 mars 2018

Guido Crepax et Harry Kümel, frères de sang

Valentina et Baba Yaga (Guido Crepax, 1971)

Les Lèvres rouges - Daughters of Darkness (Harry Kumel, 1971)