Ce texte est paru dans Les Cahiers du cinéma n°729 (janvier 2017) sous le titre Une histoire secrète du giallo. Il s’intéressait principalement aux films inédits. Son titre n’a plus vraiment de sens maintenant qu’un grand nombre des films cités ont bénéficié d'une édition française. Je l'ai donc révisé en indiquant le nom des éditeurs. Les titres en italien indiquent en général un film encore inédit.
La carrière de Pupi Avati, le cinéaste académique oublié d’Histoires de garçons et de filles, prend une toute autre dimension à l’aune de son incroyable La Maison aux fenêtres qui rient (1976, ne bénéficiant que d’une édition au rabais et en VF) navigant entre giallo, fantastique et humour grotesque. Cette œuvres folle où les prêtres sont à la fois des hommes et des femmes pourrait briser l’image d’un genre bien souvent réduit à ses assassins gantés, virtuoses du rasoir, et sa psychopathia sexualis. Cette exploration permet aussi de mesurer combien, à l’insu des cinéphiles des années 70, l’influence du giallo dépassa ses frontières. Les rendez-vous de Satan (Perché quelle strane gocce di sangue sul corpo di Jennifer ? 1972, Le Chat qui fume) de Giuliano Carnimeo est une imitation des films de Sergio Martino produite par le frère de ce dernier, pourtant ce giallo de série contient l’origine, presque au plan près, du meurtre dans l’ascenseur de Pulsions de Brian de Palma.
Mille machinations
A l’intérieur même du genre certains cinéastes méritent d’être réévalués, comme Umberto Lenzi surtout connu pour ses films de cannibales des années 70 jouant sur la surenchère misogyne (Cannibal Ferox) ou poliziotteschi exploitant le désir sécuritaire des années de plombs (Brigade Spéciale). Cette image opportuniste pourrait être nuancée par l’édition de ses « giallos machinations » inédits en DVD/BR comme Orgasmo (1969) et Paranoïa (1970).
Ce sont aussi les premières minutes de Le Couteau de glace (1972, Le Chat qui fume), le plus beau rôle qu’il ait offert à l’actrice, lorsqu’elle pousse un cri muet au passage d’un train dans une gare baignée de brume hivernale. Dans ces fulgurances réside l’énigme du genre : pourquoi des cinéastes commerciaux se sont soudains convertis au formalisme comme en une nouvelle religion ? On n’imagine pas chez nous Bernard Borderie ou André Hunnebelle multiplier les surimpressions, les plans macro d’œil ou de lèvres ou oser des montages expérimentaux.
*Note 2021, la vision des films très inventifs, pops et psychédéliques de George Lautner comme Galia (1966) ou La Route de Salina (1970), m'invite à réviser légèrement mon jugement. Il est l'équivalent français, mais reste un cas assez isolé, des cinéastes italiens entre artisanat et formalisme.
Dans cette veine ultrapop se trouve l’incunable Salvare la faccia (1969) de Rossano Brazzi rendant explicite les liens entre giallo et comédie italienne. Envoyée à l’asile par son père, directeur d’usine pour « sauver la face », une jeune fille se venge des « monstres » d’une petite ville de province : élus, religieux et industriels. Porté par un thème irrésistible de Benedetto Ghiglia, Brazzi multiplie à l’infini les portraits d’Adrienne La Russa (la Beatrice Cenci de Liens d’amour et de sang de Lucio Fulci) et transforme son thriller en vrai film d’amour fou. Que Brazzi interprète le père du personnage rend d’autant plus malicieux ce giallo féministe qui rend enfin justice aux héritières persécutés des films de Lenzi.
Autre giallo machination « alternatif », Perversion Story de Fulci (1969, Le Chat qui fume) dont on préférera le titre original Una Sull altra. Dans cette variation sur Vertigo tournée à San Francisco, l’inévitable Jean Sorel est la victime d’un complot orchestré par sa femme, brune frigide se dédoublant en strip-teaseuse blonde. La passion formelle de Fulci éclate lors de superbes split-screens inspirés de L’Etrangleur de Boston de Fleischer, dont un, écarlate et extatique, qui fractionne la figure de la femme fatale.
L’apparition du cadavre décomposé de l’épouse morte, dévoile l’autre face de la nécrophilie romantique de Vertigo et annonce également Brian De Palma. Fulci fait remonter à la surface ce qui couvait dans les thrillers un peu dérisoires d’Umberto Lenzi : la décomposition de la bourgeoisie qui deviendra manifeste lors des années de plombs.
Même si les giallos machinations perdurèrent jusqu’au milieu des années 70, on peut considérer que Perversion Story porte leur logique à son terme en conduisant le héros jusqu’à la chaise électrique.
Un cinéma cruel
Le giallo se serait probablement éteint si Dario Argento ne l’avait complètement réinventé avec L’Oiseau au plumage de cristal (1970). Dans ce qui est réalité un « néo » giallo, il reprend la figure délaissée du tueur sans visage de Six femmes pour l’assassin mais débarrasse le genre de ses restes gothiques et du folklore superficiel des giallos machinations. Cette Italie de verre et de béton, quadrillée par une police qui tente d’en contenir les pulsions sauvages, est celle des faits divers, du monstre de Florence et des exécutions des juges par la mafia.
Une nouvelle vague nait du film d’Argento dont font partie Journée noire pour le bélier (1971) de Luigi Bazzoni (édité par Le Chat qui fume) et le mythique La tarantola dal ventre nero (1971) de Paolo Cavara, toujours pas réédité en France. Cavara est l’un des signataires avec Jacopetti et Prosperi du documentaire à sensation Mondo Cane (1962). Cela explique sans doute cette vision très noire d’un monde peuplé de prédateurs vicieux où la pureté n’existe pas.
Cavara exploite la part maudite du genre : le sadisme exercé sur les femmes, poupées anonymes dont la chair est complaisamment exhibée avant d’être tailladée. Si l’inédit Sette scialli di seta gialla (Sergio Graziani, 1972) avec son aveugle « témoin auditif », son chat aux griffes trempés dans du poison et sa sorcière à la capeline blanche demeure séduisant, que dire de cette scène où les seins d’une actrice sont tailladés ?
S’il ne mutile pas ou n’ébouillante pas les visages, c’est directement dans le vagin qu’un tueur plante son couteau comme dans Mais qu’avez-vous fait à Solange (1972, Néo Publishing) de Massimo Dallamano. Le giallo peut ainsi se voir comme le fantasme d’un gynécide où l’observation de femmes au foyer perverses, de lesbiennes et très souvent de prostituées (au fond la figure qui les résume toutes) se poursuit par la jouissance de leur châtiment.
Dans Cinema Hermetica, Pacôme Thiellement suppose qu’à travers ses meurtres de femmes le giallo reproduit à l’infini un sacrifice originel. On pourrait dire de même du tueur sans visage qui perpétue le bourreau cagoulé des films de sorcières comme Le Masque du démon de Bava.
La Morte non ha sesso (A Black Veil for Lisa, 1968) de Massimo Dallamano est un film de machination mais débute avec un personnage « déguisé » en tueur de giallo avec imperméable et chapeau. Comme s’il s’était évaporé une fois son crime accompli, il abandonne sa défroque à côté du cadavre de sa victime.
Le début de Gli occhi freddi della paura (1971) d’Enzo Castelari présente une agression typique de giallo avec fille blonde en déshabillé, gants noirs et rasoir mais dévoile qu’il s’agit d’un spectacle de cabaret érotique. Les réalisateurs ont conscience du caractère rituel et théâtral du genre et du peu de réalité concrète des tueurs qui n’existent que par leurs fétiches. Celui de La tarantola dal ventre nero paralyse ses victimes en leur plantant une aiguille dans la nuque avant de les éventrer. Elles sont une dernière variation des mannequins de couture de l'atelier de Six femmes pour l'assassin.
Scènes sanglantes de la vie conjugale
Trois diamants noirs
L’un des plaisirs du giallo est celui de la série, de l’obsession et du fétiche : variations infinis sur les armes blanches, les visages de femmes aux yeux écarquillés par la terreur, les ritournelles enfantines, les animaux et les enfants pervers. Pourtant, l’amateur est aussi motivé par la recherche de l’œuvre unique, du diamant noir qui tout en restant un giallo échappe à toutes les catégories. C’est le cas de Rite d’amour et de mort (Amore e morte nel giardino degli dei, 1972, Le Chat qui fume), l’unique film de Sauro Scavolini, le frère de Romano Scavolini (Exorcisme tragique, Le Chat qui fume). Cette histoire d’un amour incestueux et meurtrier est reconstituée à travers les confessions sur bande magnétiques qu’écoute un vieux professeur d’ornithologie.
Sans que l’on sache s’il s’agit de fantasmes ou de la réalité, le jardin entourant une demeure aristocratique à l’abandon devient un jardin d’Eden souillé par le sang et la folie. Lyrique, surréaliste (on n’oubliera pas l’apparition d’un chien dévorant des morceaux de viande suspects), il offre aussi à Erika Blanc (Opération peur) le rôle que méritait cette actrice hypnotisante.
D’une même nature inclassable est Le Parfum de la femme en noir (1974, Artus) de Francesco Barilli qui emprunte davantage à Lewis Caroll qu’à Gaston Leroux.
Ni dame en noir ni parfum mais une jeune femme (Mimsy Farmer) habillée de blanc qui déambule sans fin dans une maison art-deco, qui est peut-être celle du giallo lui-même : un labyrinthe dont les portes ouvrent sur des couloirs qui donnent sur des jardins qui abritent des maisons en ruine où des meurtres oubliés ont été commis. La musique de Nicola Piovani (La Chambre du fils) retrouvant les accents du Casanova de Nino Rota, les couleurs vénéneuse de conte de fée quatre ans avant Suspiria, et la présence de la fascinante Mimsy Farmer affirment combien ce genre ne fut pas qu’un simple avatar cinématographique de romans de gare.
Autre portrait de femme égarée, Le Orme de Luigi Bazzoni s’ouvre sur un meurtre impossible : un cosmonaute abandonné sur la Lune regarde son vaisseau spatial regagner la terre. C’est le cauchemar récurrent d’Alice Campos, une traductrice dont trois jours de la vie se sont évaporés. A partir de quelques indices abandonnés dans son appartement (une boucle d’oreille, une robe jaune et une photographie déchirée), elle se rend dans un hôtel sur l’île turque de Garma à la poursuite de son double. Auteur rare, Bazzoni n’a réalisé que cinq longs métrages : les westerns L'Homme, l'Orgueil et la Vengeance et Le gang des frères Blue, et trois giallos dont l’expérimental La Donna del lago en 1965, Journée noire pour le bélier (édité par Le Chat qui fume) en 1972 et Le Orme. Divagant entre une Rome déserte et un hôtel à la morte saison, Le Orme est un giallo neurasthénique sans meurtre baroque ni sexualité malsaine. Abandonnant la luxuriance de Journée noire pour le bélier, Vittorio Storaro montre combien la photographie des giallos relève d’un travail psychique : l’héroïne achève son aventure lorsque la plage de Garma se confond avec le sol lunaire. A l’instar de Rite d’amour et de mort et Le Parfum de la femme en noir, Le Orme offre également son plus beau rôle à une actrice du genre : Florinda Bolkan (Le Venin de la peur) dont le physique austère rappelle ici Alida Valli et Ingrid Thulin.
Nul doute que le travail des éditeurs indépendants va se poursuivre et permettre la juste reconnaissance de ce continent caché. Il sera alors temps d’écrire une histoire officielle du giallo et de reconnaître sa place centrale dans le cinéma des années 70.